12
Clavain se réveilla d’une période de sommeil forcé, la tête encore pleine d’images de tempête de sable et de bâtiments effondrés. Après un bref moment de déphasage, il reprit pied dans la réalité, et les souvenirs des récents événements se remirent en place. Il se rappelait la session avec le Conseil Restreint et le voyage hors de la comète de Skade. Il se rappelait le Maître d’Œuvre et la flotte secrète, manifestement conçue pour une évacuation. Il se rappelait comment il avait volé la corvette et l’avait dirigée vers le système intérieur à la poussée maximale.
Il était encore dans la corvette, au poste de pilotage. Ses doigts effleuraient les commandes tactiles, affichaient des données sur les écrans qui s’illuminaient autour de lui, s’ouvrant comme des tournesols à la lumière. Il n’osait pas communiquer neuralement avec l’appareil, de crainte que Skade n’ait réussi à implanter un dispositif incapacitant dans le système de commande. Il pensait que c’était peu vraisemblable – le vaisseau lui avait obéi docilement jusque-là –, mais autant éviter de prendre des risques superflus.
Sur les écrans défilaient à une vitesse frénétique des schémas arborescents représentant les sous-systèmes de la corvette. Clavain accrut sa capacité d’assimilation jusqu’à ce que la cascade d’images ralentisse à un niveau correct. Il y avait des informations techniques, des rapports d’état concernant les dégâts que l’appareil avait subis pendant l’évasion, mais rien qui puisse mettre la mission en danger. Les autres écrans affichaient des résumés tactiques de la situation dans des volumes d’espace de plus en plus étendus, étagés autour de la corvette par puissance de dix. Clavain examina les icônes et les données, notant la proximité de vaisseaux conjoineurs et demarchistes, des drones, des rover-mines et autres engins plus importants. Un combat majeur se déroulait à trois heures-lumière de là, mais il n’y avait rien de plus proche. Il n’y avait pas non plus de signe de réaction du Nid Maternel. Ça ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas eu de réaction du tout – Clavain ne disposait que des données techniques obtenues à l’aide des sondes passives de la corvette, en se connectant sur les réseaux de communication à l’échelle du système, car il ne voulait pas utiliser ses capteurs actifs, de crainte de trahir sa position à quiconque regarderait dans la bonne direction – mais enfin, il n’avait rien remarqué jusque-là.
Clavain eut un sourire et un haussement d’épaules, et la côte qu’il s’était cassée au cours de l’évasion se rappela aussitôt à son souvenir. Il souffrait un peu moins, parce qu’il avait pensé à mettre, avant de dormir, un corset médical qui avait dirigé vers sa poitrine des champs magnétiques stimulant la reconstitution de l’os, mais il éprouvait toujours une gêne. Il avait aussi un patch sur la main, à l’endroit où il s’était blessé avec le piézocutter. Au moins la plaie était nette, et il la sentait à peine.
Il l’avait donc fait. À un moment donné, au cours de cet état brumeux de reprise de contact avec la réalité, il avait osé imaginer que les souvenirs des récents événements n’étaient qu’un rêve troublant, le genre de rêve que faisaient les soldats dotés d’un minimum de conscience. Quiconque avait traversé suffisamment de guerres – suffisamment vécu – savait que ce qui paraissait être la chose à faire sur le coup pouvait par la suite se révéler être une terrible erreur. Mais il était passé au travers, il avait trahi les siens. Parce que c’était une trahison, si purs que puissent être ses motifs. Ils lui avaient confié un secret prodigieux, et il avait violé cette confiance.
Il n’avait pas eu le temps de s’interroger sur la pertinence de sa défection, de peser le pour et le contre, sinon de façon très superficielle. À la seconde où il avait vu la flotte d’évacuation et où il avait compris ce qu’elle signifiait, il avait su qu’il tenait une occasion de fuir : il devait voler la corvette, tout de suite et maintenant. S’il avait attendu plus longtemps – qu’ils aient regagné le Nid Maternel, par exemple –, Skade aurait sûrement deviné ses intentions. Elle avait déjà des soupçons ; il ne lui aurait pas fallu longtemps pour faire le tri dans l’architecture atypique de son esprit, ses antiques implants et ses protocoles d’interface neurale obsolètes. Il ne pouvait pas se permettre de lui laisser le moindre délai.
Il avait donc agi, sachant qu’il ne reverrait probablement plus Felka, puisqu’il ne s’attendait pas à rester un homme libre – ou même vivant – après avoir amorcé la phase suivante, la plus difficile, de sa désertion. Il aurait payé cher pour la revoir une dernière fois ; il n’avait aucun espoir de la convaincre de venir avec lui, et aucun moyen d’organiser sa fuite même si elle avait accepté, mais il aurait pu l’informer de ses intentions. Il savait que son secret serait bien gardé avec elle. Il pensait aussi qu’elle aurait compris – pas nécessairement approuvé, mais elle n’aurait pas essayé de le dissuader. Et s’il y avait eu un dernier adieu, se disait-il, elle aurait pu répondre à la question qu’il n’avait jamais eu tout à fait le courage de lui poser ; la question qui remontait à l’époque du nid de Galiana et des jours, sur Mars, où ils s’étaient rencontrés pour la première fois, épuisés par la guerre. Il lui aurait demandé si elle était bien sa fille, et elle lui aurait peut-être répondu.
Maintenant, il devrait vivre sans jamais le savoir. Il n’aurait peut-être pas trouvé le courage de lui en parler – après tout, il ne l’avait pas trouvé pendant toutes ces années –, mais l’éternité de son exil et l’impossibilité de connaître un jour la vérité, tout cela lui faisait une impression aussi glaciale et sinistre que la pierre.
Enfin, décida Clavain, il avait intérêt à apprendre à vivre avec.
Il s’était déjà évadé, renonçant à tout ce qui avait été sa vie jusque-là, et il avait survécu, mentalement et physiquement. Il avait vieilli, depuis, mais il n’était pas assez vieux et las pour ne pas pouvoir recommencer. Enfin, pour le moment, il devait se concentrer sur des faits.
Fait numéro un : il était toujours vivant et ses blessures étaient mineures. Des missiles étaient probablement en route vers lui, mais ils n’avaient pas pu être lancés tout de suite après qu’il se fut emparé de la corvette, ou les capteurs passifs les auraient déjà fait apparaître. Quelqu’un, sans doute Remontoir, avait dû réussir à retarder suffisamment les choses pour lui laisser cette petite avance. Il n’y avait pas de quoi refaire le monde, mais ça valait beaucoup mieux que d’être déjà mort, à surfer sur son propre nuage de débris ionisés en expansion. Ça valait au moins un autre sourire mélancolique. Ils pouvaient encore le tuer, mais ce serait beaucoup plus loin de la maison.
Il se gratta la barbe, ses muscles luttant contre le fardeau croissant de l’accélération. Les moteurs de la corvette étaient encore au maximum de la poussée supportable : trois g. Il avait l’impression d’être aussi massif que la pierre, et aussi lisse que l’attraction d’une étoile. Chaque seconde, le vaisseau annihilait une masse d’antimatière de la taille d’une bactérie, et les noyaux de masse de réaction d’antimatière et d’hydrogène métal étaient à peine entamés. La corvette pouvait l’emmener où il voulait dans le système, en quelques dizaines de jours à peine. Il pouvait même accélérer un peu s’il voulait, à condition de tirer un peu sur les moteurs.
Fait numéro deux : il avait un plan.
Les moteurs à antimatière de la corvette étaient perfectionnés – beaucoup plus que tous ceux des vaisseaux ennemis –, mais ils n’étaient pas basés sur la même technologie que les propulsions des vaisseaux stellaires conjoineurs. Ils n’auraient pas pu propulser un vaisseau stellaire d’un million de tonnes à un iota de la vitesse de la lumière, mais ils avaient un avantage tactique significatif : ils étaient silencieux sur tout le spectre d’émission de neutrinos. Et comme Clavain avait désactivé tous les transpondeurs classiques, on ne pouvait retrouver sa trace que par la flamme émise par les réacteurs, la torche de particules relativistes qui jaillissaient des tuyères. Or les évents de la corvette étaient déjà aussi étroitement concentrés qu’un fleuret. La dispersion autour de l’axe de propulsion était négligeable, à tel point qu’il ne pouvait être détecté que par quelqu’un qui se serait trouvé dans un cône extrêmement étroit, juste derrière. Le cône s’élargissait au fur et à mesure qu’on s’en éloignait, mais il était alors très atténué, comme la lumière d’une torche qui s’affaiblirait avec la distance. Seul un observateur situé exactement dans l’axe aurait pu détecter une quantité de photons suffisante pour obtenir un relevé précis de sa position ; un écart de quelques degrés à peine, et le rayon serait trop faible pour le trahir.
Mais tout changement du vecteur du rayon impliquait une modification de trajectoire. Or le Nid Maternel s’attendait à ce qu’il reste sur la trajectoire minimale vers Epsilon Eridani puis Yellowstone, qui était confortablement nichée sur une orbite étroite et chaude autour de l’étoile. Il y serait d’ici à moins de douze jours. Où aurait-il pu aller, sinon ? La corvette ne pouvait l’emmener dans un autre système – c’est tout juste si elle avait le rayon d’action nécessaire pour atteindre le halo cométaire –, et presque tous les autres mondes en dehors de Yellowstone étaient encore sous le contrôle nominal des Demarchistes. Leur pouvoir chancelait, mais, compte tenu de la paranoïa actuelle, ils attaqueraient Clavain même s’il prétendait avoir déserté avec des secrets tactiques intéressants. Clavain savait tout cela ; avant même de plonger le piézocutter dans la membrane entourant la comète de Skade, il avait établi un plan – peut-être pas le plus détaillé ou le plus élégant de sa carrière, et sûrement pas celui qui avait les meilleures chances de réussir, mais il n’avait eu que quelques minutes pour l’échafauder, et il estimait ne pas s’en être trop mal sorti. Même en réfléchissant, il n’avait pas trouvé mieux.
Il n’avait besoin que d’un peu de confiance.
Je veux savoir ce qui m’est arrivé.
Ils la regardèrent, puis ils se regardèrent. Pour un peu, elle aurait senti le crépitement de leurs pensées, pareil à la chute d’ionisation précédant l’orage.
[Skade…] fit le premier des chirurgiens, projetant une aura de calme et de réconfort.
J’ai dit que je voulais savoir ce qui m’était arrivé.
[Vous êtes vivante. Vous avez été blessée, mais vous avez survécu. Vous avez encore besoin de…]
Le vernis de calme céda. Le chirurgien s’interrompit.
Besoin de quoi ?
[Vous avez encore besoin de soins. Mais tout peut s’arranger.]
Elle n’aurait su dire pourquoi elle n’arrivait pas à lire dans leurs têtes. Pour la plupart des Conjoineurs, éprouver un tel isolement à son réveil aurait été une expérience profondément perturbante. Mais Skade était équipée pour ça. Elle supportait stoïquement cette épreuve. Elle avait connu un isolement similaire au sein du Conseil Restreint. Ça avait pris fin ; ça aussi, ça finirait. Ce n’était qu’une question de temps…
Qu’est-ce qui ne va pas avec mes implants ?
[Vos implants n’ont rien.]
Elle savait que le chirurgien était un homme appelé Delmar.
Alors pourquoi suis-je isolée ?
À l’instant où elle formulait sa question, elle connut la réponse. Ils ne voulaient pas qu’elle voie, par leurs yeux, à quoi elle ressemblait. Ils ne voulaient pas qu’elle connaisse tout de suite la vérité sur ce qui lui était arrivé.
[Skade…]
Peu importe… Je sais. Pourquoi avez-vous pris la peine de me réveiller ?
[Vous avez de la visite.]
Elle ne pouvait pas bouger la tête. Du coin de l’œil, elle vit l’image floue de Remontoir qui s’approchait du lit, de la table, ou de la couchette où elle s’était réveillée. Il portait une tunique médicale d’un blanc électrique sur un fond d’un blanc pur. Sa tête était une sphère étrangement déconnectée qui avançait en tressautant vers elle. Des droïdes médicaux à col de cygne s’écartaient devant lui. Le chirurgien croisa les bras sur sa poitrine et détourna le regard d’un air sévère et réprobateur. Ses collègues s’éclipsèrent discrètement. Seuls trois d’entre eux restèrent dans la pièce.
Skade baissa les yeux vers le pied du lit, mais elle ne vit qu’une blancheur floue qui pouvait être une illusion. Il y avait un bourdonnement mécanique discret, on ne peut plus normal pour une chambre d’hôpital.
Remontoir s’agenouilla à côté d’elle.
[De quoi te souviens-tu, au juste ?]
Dis-moi ce qui s’est passé et je te dirai de quoi je me souviens.
Remontoir jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et laissa Skade capter la pensée qu’il adressa au chirurgien.
[Je vais vous demander de nous laisser, Delmar. Et vos machines aussi, parce que je suis sûr qu’elles sont munies d’enregistreurs.]
[Nous vous laissons cinq minutes exactement, Remontoir. Ça suffira ?]
[Il faudra bien, hein ?] répondit Remontoir avec un sourire, tandis que l’autre faisait sortir ses machines, qui abaissèrent élégamment leur col de cygne pour franchir la porte.
[Désolé…]
[Cinq minutes, Remontoir.]
Skade essaya à nouveau de bouger la tête, en vain.
Approche-toi, Remontoir. Je ne te vois pas très bien. Ils ne veulent pas me montrer ce qui m’est arrivé.
[Tu te souviens de la comète ? Clavain était avec nous. Tu lui as montré la flotte secrète.]
Je me souviens.
[Clavain est parti avec la corvette avant que nous ayons eu le temps de monter à bord. Elle était encore amarrée à la surface de la comète.]
Elle se rappelait avoir emmené Clavain voir la comète, mais pas le reste.
Et il a réussi à s’en sortir ?
[Oui. Je vais y venir. Le problème, c’est ce qui est arrivé pendant sa fuite. Clavain a poussé les moteurs jusqu’à ce que les amarres cèdent sous la traction. Elles ont claqué sur la comète. Et malheureusement l’une d’elles t’a atteinte.]
Elle eut du mal à répondre, bien qu’elle ait compris, dès l’instant de son réveil, qu’il lui était arrivé quelque chose de sérieux.
J’ai été blessée ?
[Oui, Skade. Gravement. Si tu n’avais pas été une Conjoineur, si tu n’avais pas eu dans la tête des machines qui t’ont aidée à surmonter le choc, tu n’aurais probablement pas survécu, même avec l’assistance de ton scaphandre.]
Montre-moi, bordel !
[Je voudrais bien, s’il y avait une glace dans cette chambre, mais il n’y en a pas, et je ne peux transgresser les blocages neuraux imposés par Delmar.]
Alors, raconte-moi, Remontoir ! Dis-moi à quoi je ressemble !
[Ce n’est pas pour ça que je suis venu, Skade… Delmar va te replonger en coma artificiel pour t’aider à récupérer et, quand tu te réveilleras, tu seras remise. Je suis venu te parler de Clavain.]
L’espace d’un instant, elle écarta sa curiosité morbide.
Je suppose qu’il est mort ?
[Eh bien, en fait, ils n’ont pas encore réussi à l’arrêter.]
Si furieuse qu’elle fût, force lui était de reconnaître que le problème posé par Clavain la fascinait au moins autant que son propre sort. Du reste, les deux choses étaient liées. Elle ne comprenait pas encore tout à fait ce qui lui était arrivé, mais il lui suffisait de savoir que c’était la faute de Clavain. Peu importait qu’il l’ait fait exprès ou non.
Il n’y avait pas de hasard en matière de trahison.
Où est-il ?
[C’est ce qu’il y a de drôle. Personne n’a l’air de le savoir. Ils ont établi un relevé de son cône d’éjection. Il se dirigeait vers Eridani, et nous avons supposé qu’il allait vers Yellowstone ou la Ceinture de Rouille.]
Les Demarchistes vont le crucifier.
Remontoir opina du chef.
[Surtout Clavain. Mais on dirait à présent que ce n’est plus là qu’il va. Pas directement, en tout cas. Il a bifurqué par rapport au rayon vecteur dirigé vers le soleil, sauf que nous ne savons pas à quel moment il a changé de trajectoire, puisque nous avons perdu son signal.]
Nous avons des moniteurs optiques dans tout le halo. Il est forcément retombé dans la ligne de mire de l’un d’eux, depuis le temps.
[L’ennui, c’est que Clavain connaît la position de ces moniteurs. Il peut faire en sorte que son rayon ne les intercepte pas. N’oublions pas qu’il est des nôtres, Skade.]
On a lancé des missiles ?
[Oui, mais ils ne se sont jamais assez rapprochés pour établir leurs propres relevés. Ils n’avaient pas assez de carburant pour regagner le Nid, alors nous avons dû les détruire en vol.]
Elle sentit un filet de bave couler le long de son menton.
Nous devons l’arrêter, Remontoir. Fourre-toi ça dans la tête.
[Même si nous retrouvions le signal de Clavain, il ne serait pas à portée de tir de nos missiles. Et aucun autre vaisseau ne peut rattraper une corvette.]
Elle ravala sa colère.
Nous avons le prototype.
[Sur des distances intrasystème, même l’Ombre de la Nuit n’est pas assez rapide.]
Skade se tut pendant plusieurs secondes, calculant ce qu’elle pouvait révéler sans risque. C’était un problème pour le Sanctuaire Intérieur, après tout. Une affaire sensible, même selon les critères secrets du Conseil Restreint.
Il serait assez rapide, Remontoir.
La porte s’ouvrit. Un droïde entra, suivi par Delmar. Remontoir se leva et tendit les mains, les paumes tournées vers l’avant, comme pour les arrêter.
[Encore un moment, s’il vous plaît…]
Delmar resta planté devant la porte, les bras croisés.
[Je regrette, mais je ne m’en irai pas.]
Skade eut un sifflement en direction de Remontoir. Il se pencha sur elle, leurs deux têtes à quelques centimètres l’une de l’autre, afin de permettre l’échange esprit à esprit sans amplification par les systèmes de la pièce.
C’est possible. Le prototype a un plafond d’accélération plus élevé que tu ne penses.
[Plus élevé… de combien ?]
De beaucoup. Tu verras. Qu’il te suffise pour l’instant de savoir que le prototype peut suffisamment rejoindre la position approximative de Clavain pour retrouver sa trace, puis s’en approcher à portée de tir. J’aurai besoin de toi dans l’équipage, évidemment. Tu es un soldat, Remontoir. Tu connais les armes mieux que moi.
[Ne pourrions-nous imaginer un moyen de le ramener vivant ?]
Il est un peu tard pour ça, tu ne crois pas ?
Remontoir ne répondit pas. Il avait pris bonne note de son argument. Et elle avait tout le temps de le gagner à son point de vue. Il était un Conjoineur jusqu’à la moelle des os ; il accepterait toutes les mesures, si rudes fussent-elles, pour le bien du Nid Maternel. C’était la différence entre Clavain et lui.
[Skade…]
Oui, Remontoir ?
[Si j’acceptais ta proposition…]
Tu aurais une exigence à formuler ?
[Pas une exigence. Une requête. Que Felka se joigne à nous.]
Skade plissa les paupières. Elle s’apprêtait à refuser – l’opération devait rester entièrement sous le contrôle du Conseil Restreint –, et puis elle se dit que la présence de Felka n’y changerait rien.
Je ne vois pas à quoi elle pourrait bien nous servir.
[Ça dépend. Si tu as l’intention de faire de cette mission un peloton d’exécution, elle ne nous servira à rien, en effet. Mais si tu voulais ramener Clavain vivant – et je pense que tu devrais l’envisager –, alors il ne faudrait pas sous-estimer l’utilité de Felka.]
Ça lui faisait mal au ventre, mais Skade devait bien admettre que Remontoir avait raison. La présence de Clavain aurait été un atout inestimable pour la récupération des armes de classe infernale, et sa défection compliquerait énormément l’opération. À un certain niveau, elle voyait l’intérêt d’essayer de le ramener dans le giron des Conjoineurs, de le remettre au pas afin qu’ils puissent pomper ses compétences si durement acquises comme on aspire la moelle d’un os. Mais il serait incommensurablement plus compliqué de le capturer vivant que de l’éliminer à distance et, tant qu’elle n’aurait pas réussi, il resterait la possibilité qu’il rejoigne l’autre camp. Les Demarchistes seraient fascinés par le nouveau programme de construction de vaisseaux, les rumeurs du plan d’évacuation et des nouvelles armes sauvages.
Skade ne pouvait en être sûre, mais elle pensait que ces informations pourraient suffire à revigorer l’ennemi, à gagner des alliés à sa cause. Si les Demarchistes se coalisaient et réussissaient à lancer une attaque de la dernière chance sur le Nid Maternel, avec le soutien des Ultras et d’un certain nombre de factions restées neutres jusque-là, le sort de la guerre pouvait à nouveau basculer.
Non. Elle devait tuer Clavain ; la question ne se posait même pas. Cela dit, elle devait donner l’impression d’être prête à agir raisonnablement, comme dans n’importe quelle autre situation guerrière. Elle devait donc accepter la présence de Felka.
C’est du chantage, hein ?
[Non, Skade, pas du chantage. Une négociation. Si l’un de nous peut arriver à dissuader Clavain, c’est Felka.]
Il ne l’écoutera pas, même si…
[Même s’il croit qu’elle est sa fille ? C’est ce que tu voulais dire ?]
C’est un vieil homme, Remontoir. Un vieil homme avec des illusions. Je n’ai rien à voir là-dedans.
Les droïdes s’écartèrent pour laisser sortir Remontoir. Skade regarda l’ovoïde de son visage quitter la chambre en rebondissant comme un ballon. À certains moments, au cours de leur conversation, elle avait eu l’impression de détecter des failles dans le blocage neural, des canaux que Delmar n’avait pas – par une négligence compréhensible – complètement neutralisés. Les failles étaient comme des coups de projecteur, ouvrant de brèves fenêtres dans le crâne de Remontoir. Il était très probable qu’il n’en avait même pas conscience. Peut-être, d’ailleurs, les avait-elle imaginées.
Mais si elle les avait imaginées, elle avait aussi imaginé l’horreur qui les accompagnait. Et l’horreur, c’était ce que Remontoir voyait.
Delmar… Je veux connaître la réalité.
[Plus tard, Skade, quand vous serez guérie. Alors vous pourrez savoir. En attendant, je préfère vous plonger en coma artificiel.]
Faites-moi voir tout de suite, espèce de salaud !
Il s’approcha d’elle. L’un des droïdes à col de cygne dressa au-dessus de lui les segments chromés, étincelants, de son cou. La machine balança la tête d’avant en arrière, digérant ce qui se trouvait en dessous d’elle.
[Très bien. Mais je vous aurai prévenue.]
Les blocages tombèrent comme de lourds volets de métal – clink, clink, clink – dans son crâne. Une avalanche de données neurales s’abattit sur elle. Elle se vit par les yeux de Delmar. La chose qui gisait sur le lit médical était bien reconnaissable – la tête était curieusement intacte –, mais elle n’avait plus la forme prévue par le Créateur. Plus du tout. Elle éprouva un spasme de répulsion, comme si elle venait de voir une photo tirée d’une sinistre archive préindustrielle de cauchemars médicaux. Elle aurait donné n’importe quoi pour tourner la page, passer à l’atrocité suivante.
Elle avait été coupée en deux.
Elle avait les jambes et le bras gauche sectionnés. L’amarre avait dû tomber sur elle et la couper en deux, de l’épaule gauche à la hanche droite, selon une diagonale bien nette. Une architecture médicale bourdonnante environnait la blessure : des capots d’un blanc luisant, pareils à d’énormes ampoules pleines de pus. Des cathéters de fluides sortaient de la machine et s’enfonçaient dans des modules blancs placés à côté d’elle. On aurait pu croire qu’elle sortait d’une chrysalide d’acier blanc. Ou qu’elle était dévorée par elle, transformée en quelque chose d’étrange et de fantasmagorique.
Delmar…
[Désolé, Skade. Je vous avais prévenue…]
Vous ne comprenez pas. Ce… cet état… ne m’affecte pas du tout. Nous sommes des Conjoineurs, non ? Il n’y a rien que nous ne puissions réparer, avec le temps. Je sais que vous me remettrez sur pied. Vous finirez bien par y arriver.
Elle sentit son soulagement.
[Avec le temps, oui…]
Mais je n’ai pas de temps devant moi. D’ici à quelques jours, trois tout au plus, je dois être à bord d’un vaisseau.